de sœur Madeleine à Minh : Đà Lạt, Couvent des Oiseaux, le 30 septembre 1956



Mon ami,

J’ai défailli de joie de vous savoir à Saigon. Je m’en remets à la grâce de Dieu et à celle de notre jardinier pour que cette missive vous parvienne. Trois ans se sont déjà écoulés depuis votre dernière visite à Dalat. Jamais je ne l’ai oublié, j’ai eu vingt-six ans ce jour-là. Je me souviendrai toujours lorsque je vous ai découvert, dans les jardins du couvent, endormi sous la tonnelle. Vous aviez la fragilité du Dormeur de Rimbaud et vous étiez si beau, les yeux clos en amande, comme apaisés, en méditation, dans la réminiscence d’une paix intérieure. Un sourire de contentement s’esquissait sur vos lèvres. Je vous ai regardé longuement.

Le désir d’effleurer votre doux visage me brûlait les doigts. Nous nous parlions de tout et de rien, de ces riens qui comptent tant. C’était sous l’épais feuillage des longaniers, ses fruits exhalaient un parfum étourdissant et capiteux. J’étais heureuse d’être à vos côtés sous la lumière tamisée de ces arbres, nos épaules se frôlaient, mes mains frétillaient comme des poissons sur mes genoux, je n’osais soutenir vos yeux noirs tant ils m’aimantaient. Je vous contais mon travail à la mission et vous me répondiez que mes yeux étaient si bleus. Je gazouillais en passant du coq à l’âne tandis que votre main redressait délicatement une mèche de cheveux égarée hors de ma coiffe. Je crois avoir oublié de respirer à ce moment-là.

Je me souviens de vos mains brunes sur les tiges vertes des glaïeuls, je n’ai jamais jeté ces fleurs, leurs pétales sont immortalisés entre les pages de ma bible. Lorsque je ferme les yeux chaque soir, je retrouve ce même parfum qui exhalait sous la tonnelle, humide, sucré et ondoyant.
Je ne sais comment vous avouer ce que je ne peux vous dire. Je me sentais si bien avec vous, en paix, irradiée par votre calme et par votre tempérance. Jamais autant de conversations ne furent pour moi une si belle source à laquelle mon esprit venait étancher sans cesse sa soif. Vous me manquez, vraiment. Depuis lors, mon corps et mon âme guerroient sans jamais s’apaiser. Sachez que je n’ai plus que la blessure du temps autour de mes mains jointes, je demeurerai à jamais agenouillée dans l’or de votre souvenir.

Mon ami, je prie chaque jour pour vous.

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