de Tao à John Walker : HoChiMinhVille, le 17 mars 1992

Père,

Je suis content d’écrire ce mot pour la première fois de ma vie : Père.
J’ai un père, je me sens rassuré et reconstruit. Qu’importe où la vie me mènera, je sais désormais d’où je suis parti. Je ne suis plus seul, je compte dans le cœur de quelqu’un, par-delà les mers, de l’autre côté de l’océan du Pacifique, en Amérique.

Je te remercie pour la montre à double cadran que tu m’as offerte, l’un est réglé sur l’heure de Saigon, l’autre sur celui de San Franscico. Je sais à quelle heure tu pars au travail, à quelle heure tu manges. Je l’interroge parfois sur ce que tu es en train de faire à tel moment de la journée. La pulsation de nos deux vies bat à l’unisson au rythme du tic-tac de ces quatre aiguilles.

Le gouvernement vietnamien nous permet de quitter le pays, pour se laver de l’opprobre des unions sacrilèges avec l’ennemi d’hier. Pardonne-moi, je n’irai pas en Amérique. Il n’y a pas d’honneur à rester, mais c’est un déshonneur que de partir. Ma vie est au Vietnam, rien ne sert de fuir son destin. Si je tiens debout, encore ce jour, c’est que maman a été pour moi une forteresse, un bouclier, une louve toutes griffes dehors, mon ultime ligne de défense. Elle m’a aimé, éduqué, aguerri, jugé avec le cœur d’une mère. Sois grand, sois fier, ignore le regard des méchants, tu as la couleur de l’amour, me disait maman.

Je me suis réconcilié avec moi-même quand tu as pleuré sur sa tombe. Tes larmes m’ont exorcisé, libéré à jamais de ma honte, de mon mal-être, des regards qui me ghettoïsent dans une identité aveugle. Ma peau n’est plus le sceau de l’infamie, je suis  une couleur de l’arc-en-ciel. Mon prénom Tao veut dire la  Voie, est-ce le signe d’un oracle, est-ce à comprendre que je n’ai pas su lire le sens du message depuis lors ? Est-ce la troisième Voie, non pas celle qui discrimine, mais celle qui englobe, jaunes et blancs, Orient et Occident, ciel et terre ?
Je te remercie d’avoir aimé ma mère.

Je ne me suis jamais senti aussi heureux d’être un Viêt Blanc, joueur de basket-ball et bouffeur de riz, qui gouaille le vietnamien, avec des tongs aux pieds. Je suis le meilleur et le plus rapide des réparateurs de chambre à air de tous les trottoirs de Saigon.  Je suis Tao, la bicyclette.
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