de Thu Van à Biên : Bagne Poulo-Condor, le 15 janvier 1944


Mon Frère,

Je suis sûre que cette lettre te parviendra car j’ai dû soudoyer l’homme qui te l’a remise, je lui ai vendu mon corps. C’est l’économe du bagne et il doit rester une semaine à Saigon avant de retourner sur l’île Poulo Condor.
Remets-lui ta lettre, sois sûr qu’elle me sera donnée, je lui ai promis la pareille à son retour. Ne le violente pas, il est notre seul lien. Ne dis rien à maman sur ce que j’ai dû faire pour t’écrire. Je ne suis plus à un sacrifice près, j’ai donné mon corps à la Révolution.

Ici, je suis dans une des cellules de cage à tigre que l’on réserve aux plus réfractaires, et je suis fière d’en être. Je suis enfermée dans deux mètres sur trois, les pieds entravés par des chaînes qui me font mal. Chaque matin, une ombre me jette la ration quotidienne du fauve par le toit grillagé de la cellule. La nourriture est pauvre, je ne vais à la selle qu’une fois par semaine. Je survis grâce au parfum suave et vanillé d’un aliboufier tout proche. Le seul trou de lumière de ma cellule, qui donne sur la mer de Chine, me permet de garder intact mon espoir.

Ils peuvent sceller mon corps mais jamais mon esprit. Les Français croient qu’ils ont instauré par ce bagne un isoloir inexpugnable mais ils viennent de créer ici, sans le savoir, la plus grande université du communisme de tout le Vietnam. Les murs de ma cellule sont mes carnets de notes, mon ongle est ma plume, le papier hygiénique mon journal de propagande pour entretenir l’esprit révolutionnaire de mes camarades et mon sexe me sert de visa afin de rester dans le monde des vivants. Je simule chaque jour avec mes mains le montage et le démontage d’une kalachnikov AK47 car notre indépendance sera acquise, le jour venu, au bout du fusil.
Ma vie est incertaine, ma mort probable. Je prépare le cœur et l’esprit de mes compagnes de bagne à me remplacer sur les champs de bataille de demain. Les Français n’ont-ils pas une chanson qui dit « ami, si tu tombes, un autre sort de l’ombre, à ta place… ». Et, eux aussi, connaîtront le prix du sang et des larmes…

Je n’ai rien d’autre à te raconter que ma haine, ma projection d’un lendemain sans cesse reporté car il n’y a pas d’histoire ni de vécu dans ma cage à tigre. La nuit tombe, le jour se lève et passe. La nuit tombe, le jour se lève et passe et ainsi de suite…

Inonde-moi de lumière, parle-moi de la vie, des odeurs, de nos proches, de tout ce qui ne meurt pas et qui est plus grand que deux mètres sur trois…
Article plus récent Article plus ancien Accueil