de Thu Van à Lan : Mỹ Tho, le 28 mars 1945




Chère Cousine,

Ma captivité à Poulo Condor a pris fin. J’ignore encore la raison pour laquelle ils m’ont relâchée. J’y attendais, résignée, l’heure de ma mort. Mais il n’en fut rien. Me voilà de retour au pays.
Enfin libre, encore abasourdie par cette impossible réalité, tel un oiseau, cage ouverte, ne sachant à quel ciel se vouer.
Au petit matin, j’ai vu à l’horizon dans le lointain des rizières, la première ligne de bambous et de banians cachant mon village. Je suis descendue de ma bicyclette, j’ai fait quelques pas, je suis demeurée un moment immobile comme figée sur la digue qui y menait. Les larmes m’ont submergée, de joie.

J’ai retrouvé la vieille maison de ma mère, en torchis, recouverte de paille de riz, exhalant à l’aube ce parfum humide de thé vert, intacte comme jadis, telle qu’elle était l’après-midi où la police est venue m’arrêter, il y a plus d’un an de cela. Derrière le portique de latanier, la courette était toujours là, habituelle, inchangée. Un chien lézardait au soleil, assoupi au côté d’un amoncellement de paddy fraîchement récolté. Il est venu se frotter à moi, comme à une connaissance familière, en quête d’affection. Il n’y avait personne à mon arrivée, la maison était close.

J’ai patienté dans le jardin de ma mère où les arbres semblaient se disputer, dans cet espace clos, terre et ciel, eau et soleil. Aréquiers, jacquiers, muscadiers, bananiers, papayers, canneliers et pamplemoussiers, exsudant toute leur énergie brute. Étouffante moiteur dans un vert étourdissant. Des canards mandarins s’ébrouent et hésitent devant la mare huileuse de lumière.

J’ai croqué une tige de liseron d’eau, une sève blanchâtre, lourde et amère, a coulé dans ma gorge. La vie avait-elle donc ce goût ? Dans ce jardin de paradis, mon esprit revenait sans cesse à ce parfum d’aliboufier qui traversait chaque matin ma cellule à Poulo Condor. Son odeur capiteuse était mon espoir. Maintenant sans elle, j’étais comme frustrée, en manque.

Je me suis endormie sur le pas de la porte. Et puis je me suis réveillée dans les bras de ma mère, mon bonheur n’avait jamais été si immense, si fort de toute ma vie. Elle souriait, caressait mes cheveux, tout doucement en fredonnant cette chansonnette du petit garçon de lune. Nous n’avons pas pleuré. Nous nous sommes tenues, enchevêtrées l’une à l’autre, pour toujours, comme les lianes du grand banian à l’entrée du village.
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