de Dung à Thu Van : Saigon, le 30 avril 1975

Mère Bien-aimée,

Je suis arrivée vivant à Saigon. Nous sommes le 30 avril 1975, le Vietnam est enfin unifié pour l’éternité des siècles, et le drapeau étoilé flotte sur le Palais présidentiel. Nous pouvons maintenant décider de vivre et de mourir selon notre volonté.

J’ai hâte que cette missive te parvienne. J’ai écrit mon nom en grand, derrière l’enveloppe, ainsi tu ne seras pas effrayée par un courrier pouvant t’annoncer une triste nouvelle. Je n’ai jamais cru, jusqu’à cet instant présent, pouvoir survivre à cette ultime offensive vers le Sud, dès le premier coup de butoir à la porte de Saigon. Il fallait mourir, autant mourir avec romantisme, aussi me suis-je fait tatouer, au départ de Hanoi, sur l’avant-bras droit « Née au Nord, Morte au Sud ». Ce soir, je l’ai effacé en brûlant ma peau avec une lame incandescente, pour mourir et renaître. J’ai vaincu la mort.

La bataille n’a jamais eu lieu. Les routes s’ouvraient à nous, sans coup férir, jonchées d’armes, de tenues militaires et de bottes abandonnées par les soldats fuyards sud-vietnamiens. Quand je pense qu’ils ont des bottes, nous n’avons que des sandales taillées dans des pneus ! Aurai-je donc parcouru à pied trois mille kilomètres de jungle et de montagnes pour venir libérer des frères plus riches que moi ?

Je n’ai éprouvé aucune ivresse de la victoire en entrant dans Saigon, ma part de sacrifice est honorée et je me considère maintenant libre de tout devoir envers la mère patrie.

J’ai fait quelque chose d’étrange, j’ai retourné crosse en l’air mon fusil en bandoulière, et j’ai volé une bicyclette. Je parcours cette ville en débâcle, de long en large, à la recherche de Phong qui habiterait dans le quatrième district. Je ne pouvais me faire renseigner tant les passants fuyaient à toute jambe à la vue de mon uniforme.
Peut-être mon frère serait-il parmi les soldats sud-vietnamiens prisonniers qui se sont rendus en masse ce matin! J’ai toujours redouté de lui faire face, arme à la main, durant les combats. Ce soir, en attendant de le retrouver, j’ai aménagé une deuxième selle sur cette bicyclette, et j’espère qu’il a maigri depuis car je ne me vois pas le trimballer jusqu’à Hanoi. J’ai hâte de le voir, tant d’années nous ont séparés. Je suis si près du but. Où peut-il être ?

Mère, nous rentrerons ensemble!

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