de la Princesse Nhan à sa mère : Cité Pourpre Interdite, le 3 février 1938




Gracieuse Mère,

L’empereur est Fils du Ciel. A-t-il encore le mandat céleste pour gouverner les hommes ?
Les bruits du dehors le terrifient. Des mandarins, aux chapeaux à ailes de libellule, patientent et usent leurs genoux dans la Salle de l’Harmonie Suprême. Les pas affairés des eunuques clapotent dans le silence des coursives.
Les Dames de la Cour se jalousent de regards furtifs sur le nombre de parasols d’apparat auxquels elles ont droit dans leurs déplacements.
Nulle voix, nul parfum de vie ne s’élève en ce palais aux murs tapis de nacre et d’or. Mon corps effleure ces allées, je suis nuit sans étoile, jour sans clarté, femme-fleur qu’aucun homme n’ose désirer, des yeux apeurés se courbent sur mon passage. Je passe les mêmes portiques, je tire les mêmes tentures, je fredonne les mêmes chants de l’âme.

La libellule rouge mue neuf fois avant de déployer ses ailes, neuf vies pour réaliser sa destinée. J’en ai la certitude, le voyage de mon âme, à travers le samsara, se termine dans ce siècle. Je veux une dernière fois sentir la chaleur de vie, être sous la lumière de la grâce et jouir de l’ultime temps qui passe avant la libération du cycle des renaissances.
Je renonce à mes titres, à mes biens, à mes terres, j’affranchis mille âmes de leur servitude. Je veux rentrer dans le monde, seule et nue. Je veux devenir rien, être anonyme, me dissoudre dans la foule. Les désirs, les passions, la matérialité du monde n’ont plus de prise sur moi. Le bonheur est atteint lorsque la quête n’est plus. Rien ne naît, rien ne meurt, je le sais, Bouddha m’est apparu, la ronde des avatars va prendre fin.

J’ai défait ma couronne de turban safrané et j’ai déposé mon collier de perles radieuses. Je porte ce matin la tunique ao-dai blanche des jeunes filles de Hué et le chapeau conique de paille, j’aime à le rejeter en arrière sur mes longs cheveux noirs. Ce geste est sensuel et beau. Je pars pour le delta du Mékong, par la route mandarine, vers la pointe de Cà Mau.
Là où l’extrême continent s’achève, là où ciel et terre se reflètent, dit-on, dans une incandescence de poussière d’étoiles, là où l’eau, venue des lointaines contrées par-delà les nuages, trouve enfin le chemin de la mer, acquittée de son voyage, pour se libérer et se fondre dans l’immensité cosmique. Je veux toucher du doigt le divin, m’envelopper du contentement de la grâce avant que la vie vacille et que je m’éteigne dans la béatitude.
Je n’ai pour bagage qu’une bicyclette et un appareil photo.
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