de Thân à Hương : Hà Nội, le 8 mai 1950




Ma fille,

L’inspecteur Tiên te remettra cette lettre avec soixante bâtonnets d’or et six mille dollars américains, ce sont là toutes mes économies. Rassemble tes effets sur-le-champ. Il te conduira cette nuit jusqu’à la frontière chinoise. Une fois en Chine, tu te débrouilleras pour rejoindre Hong Kong où tu y prendras un billet d’avion pour te rendre en France. Paradoxalement c’est à Paris que tu seras le plus en sécurité. Tu es ma fille que je chéris le plus, pars tant qu’il en est encore temps.

Quels sont les imbéciles qui t’ont recrutée pour porter le courrier des Vietminh ?! As-tu parlé ? Tu es doublement condamnée car tes commanditaires doivent préparer ton exécution, Dans le doute, ils ne mettront pas en péril leur organisation. Tu es entre l’enclume et le marteau. Et moi, je crains que ma fonction de commissaire de la sûreté ne puisse contenir une fois encore les exactions de la police militaire française.
J’assumerai les conséquences de ta fuite, je saurai monnayer mon allégeance, ne t’inquiète pas pour moi. Je ne peux vivre à l’idée qu’on te touche à nouveau. Mon sang s’est glacé quand je t’ai retrouvée, nue, inanimée, avec des électrodes sur les seins dans la baignoire de la cellule. L’heure n’est plus de savoir dans quel camp tu es et ni dans lequel je suis. Je suis peut-être un collabo de bourreau, mais pas pour ma fille. Pour la première fois de ma vie, je ne saurai faire des arrangements avec ma conscience. 

Tu es mon sang, tu es ma chair. Tu es un être fantasque, ironique, indocile, rebelle, et c’est malheureusement pour moi ce que j’aime le plus chez toi. Tu es si belle que ta beauté annihile chaque fois mes colères et me fait perdre ma contenance. La vision de ton visage tuméfié me hante, me martèle la tête à en devenir fou. Je ne veux plus qu’on te touche, plus jamais. Aujourd’hui, je t’en supplie, obéis à ton père. J’aurai tant voulu te voir encore une fois, te prendre dans mes bras et te serrer fort, très fort. Je préfère te savoir loin, mais vivante. C’est le prix que nous devons payer.

Je ne sais pas quand je pourrai te retrouver, je ne sais pas combien d’années vont nous séparer. Où que tu sois, sache que, jour et nuit, je serai toujours avec toi. J’ai fait un rêve, j’ai vu ton retour après un beau voyage. Envoie-moi une photo de toi lorsque tu arriveras à bon port. Mon cœur t’accompagne.
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