de Thiên Nga à Dao : Sur la route mandarine, le 21 juillet 1954



Mon cœur,

     Mon rêve se réalise, je descends vers Saigon par la route mandarine, vers le sud capricéral.
Le Vietnam est un hippocampe posé sur la mer de Chine que cette veine rouge irrigue du nord au sud, du sud au nord, sur des milliers de kilomètres, dans un camaïeu de bleus et de verts, sans commencement ni fin, immuable, où la terre et l’eau guerroient, s’apaisent, puis s’harmonisent dans un fragile équilibre.

Je ne sais si je les ai rêvées, ou bien si elles ont rêvé de moi au hasard d’un livre de géographie, ces villes qui s’égrènent le long de mon voyage : Hanoi, Dong Hoi, Huê, Đà Nẵng, Hôi An, Qui Nhơn, Nha Trang, Phan Thiêt et puis Saigon. Autant d’étapes enivrantes dans une exaltation un peu saoule, et si heureuse de l’être, un voyage vers soi, à proximité d’âme.

Nulle part dans le monde une telle route, charriant mille vies, mille activités, un pêle-mêle désordonné de fourmis dans un frémissement d’essaim, vibrionnant et laborieux. Des camions crabes sans âge, croulant vingt fois sous le poids titanesque de leur chargement, caracolent, se doublent, se frôlent dans un inextricable écheveau de frêles bicyclettes, se mouvant comme un nuage de sauterelles métalliques. Parfois des flottilles de canards ou des buffles hagards se hasardent à traverser la route, avec nonchalance, convaincus de leur préséance sur les hommes. Au loin les rizières, à perte de vue, s’épanchent des montagnes, par paliers successifs, ondulant comme des vagues, où miroitent ciel et terre.
Une fois franchi le Col des Nuages, surgissent les terres de l’ancien royaume Champa. Je comprends mieux pourquoi le géographe Malte-Brun a nommé cet extrême de continent d’un nom de femme, Indochine, infante de deux Grèce de l’Orient que sont la Chine et l’Inde. Cette dernière a laissé ici dans son voyage sans retour, vers l’est, avec une indifférence oublieuse, les germes des plus riches floraisons humanistes. Les yeux écarquillés, je contemple la beauté de ses pierres comme figée dans le dernier matin du monde. L’art Cham confère à ce sanctuaire, une grâce, une élégance, un parfum rémanent de son passage. Les vestiges Cham, majestueux, magnétiques, veillent comme les sentinelles des siècles, insoucieux de l’infection méthodique du temps. C’est si beau, si calme, si charnel que la pierre en pleure. Je suis retournée à Cap Saint-Jacques sur les plages de mon enfance, un morceau de littoral à l’embouchure du Mékong, une jetée de sable bordée de cocoteraie, station balnéaire pour fuir un instant la fournaise de Saigon. Jadis, mon frère et moi courions sur ces plages sans fin et nous jouions au « touche-moi-pas » avant d’être engloutis dans l’écume. 

J’y suis retournée pour voir les enfants jouer avec les vagues après l’école comme dans un éternel recommencement. Un arrêt sur image. Être dans l’épicentre de la solitude du temps passé, dans la plénitude du vide. Puis humer cette sensation qu’ici, rien ne peut vous atteindre, sentir le temps qui s’étale. Tout simplement.

Telle est la splendeur.
Article plus récent Article plus ancien Accueil