de Vinh au Général Nam : Hanoi, le 25 juillet 1973


Camarade,

     Parmi l’arsenal de destruction massive de l’ennemi, nous venons de découvrir l’existence d’une arme, inconnue de nous jusqu’à ce jour, et que nous subissons sans le savoir, une arme de décimation froide et silencieuse, mais étrangement peu précise, car notre infrastructure de noyautage et de renseignement dans le Sud est restée intacte. Connais-tu l’arme numérique ?

Les Américains ont mis en place à Saigon un centre de calcul où il y a une batterie d’ordinateurs en réseau, chargés d’exécuter un programme logiciel, sous le nom de « Phoenix », ou «  Kế Hoạch Phụng Hoàng » en vietnamien.

Ce programme est alimenté par des données de terrain qui proviennent des centres d’interrogatoires des 235 districts et des 44 provinces du Sud, des fichiers de traçabilité sur les mouvements circulatoires des individus, des écoutes de télécommunications et autres renseignements policiers de toute nature. Et toutes ces informations sont injectées dans une base de données qui, suivant une logique complexe de combinaison mathématique booléenne, sont assemblées, classifiées, traitées pour établir des listes noires d’individus labellisés comme communistes, supposés partisans ou soupçonnés sympathisants, ou encore pour les marquer comme des éléments potentiellement subversifs. Les listings informatiques définissent suivant un ordre décroissant ceux qui seront éliminés directement par les escadrons de la mort, en particulier les Bérets verts américains B-57 ou par les supplétifs des milices secrètes. Les plus chanceux ne subiront que le viol, les électrochocs, les tortures sous l’eau, le tabassage ou l’écartèlement. Pour obtenir des aveux, les bourreaux n’hésitent pas à insérer des clous dans le cerveau des suppliciés et pour les plus récalcitrants, à les éjecter dans le vide, à partir d’un hélicoptère. Durant la dernière décennie, l’opération Phoenix est le programme le plus aveugle et le plus massif de meurtres politiques depuis les camps de la mort nazis.

Mes informateurs du Sud me transmettent les résultats de ce massacre digital, et de source sûre, c’est-à-dire de la bouche même de l’ordinateur en question, et je te laisse apprécier sa précision : 67 282 personnes neutralisées, soit 20 587 personnes exécutées, 28 978 personnes emprisonnées et 17 717 personnes qui ont « collaboré ». Ce phénix renaîtra de ses cendres, j’en ai peur, un jour, ailleurs dans le monde, sous des formes encore plus terrifiantes.
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