de Jean à Simon : Saigon, le 27 janvier 1964



Monsieur,

   Je vous dois la vérité. Je ne suis pas votre petit-fils. Je m’appelle Nguyen Bach Quôc et le nom de Jean Aliotti n’est qu’un nom d’emprunt acheté à Monsieur Paul, votre fils, un peu avant sa mort. Sa maigre pension d’ancien soldat français de l’Indochine ne pouvait lui suffire pour vivre. Aussi a-t-il consenti à m’accorder sa paternité en échange d’une somme importante que ma mère lui a donnée. Je ne peux être votre petit-fils et le nom de Jean Aliotti est le fruit d’une transaction pour pouvoir m’échapper de ce pays lorsque l’occasion se présentera, pour pouvoir venir en France avec une autre identité, une autre vie, disons un passeport vers ailleurs. 

Ici, le peu de passé me ferme déjà les portes de l’avenir. Je n’ai que vingt-cinq ans et je suis déjà un supplétif à la solde d’un idéal que l’on appelle la mort. Je ne sais rien faire d’autre. Je suis tireur d’élite dans l’armée sud-vietnamienne du troisième Corps stationné à Bien Hoa. Je tue chaque jour froidement des hommes. Je ne ressens plus rien lorsqu’au loin une masse humaine tombe ou un corps agonise.

Je sais tuer et je n’ai jamais encore fait l’amour.

Je désire aimer et être aimé. Je me crois bon, je veux juste avoir un travail ordinaire pour me construire et construire ma vie, être un citoyen anonyme d’un peuple libre mais ma destinée présente m’échappe, m’aspire dans le siphon noir de l’horreur. J’ai perdu toute humanité et je bâtis ma survie sur le sang des autres. Je suis innocent certes devant la guerre, pas pour les hommes. 

Tout ce que je fais maintenant m’endettera à jamais dans mes prochaines vies. Je veux me libérer de ce karma, m’enfuir de moi-même, changer de peau et d’histoire, anonymement. Car j’ai honte. 

Je ne puis accepter votre aide sous le seul prétexte que ce nom nous relie. Et si tant est que je sois des vôtres, me désirez-vous toujours comme votre petit-fils après avoir entendu cela ? Qu’est-ce qu’un Vietnamien comme moi ferait en Corse ? Comment pouvez-vous me sauver d’ici ? Pour déserter, il me faut courir durant deux jours et deux nuits à travers la montagne avant d’atteindre la frontière khmère et je dois aussi abattre mon officier supérieur avant de prendre la fuite.
Que pouvez-vous faire pour moi, à l’autre bout du monde, de Corse, ce pays que votre fils me décrivait tant ?

Votre Jean.
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