de Lan-Ngoc à Sœur Madeleine : Noyant-sur-Allier, le 28 août 1985




Ma Mère,

     Lorsque Père Dominique m’a dit que vous étiez en France, à Paris, à la mission de Saint-François Xavier, la nouvelle me submergea de larmes, je bégayai des mots confus, je suppliai qu’on m’amène à vous sur-le-champ comme un caprice d’enfant qui ne peut souffrir d’attendre.

Dans une fraction de temps, le film de ma vie retourna au temps premier, j’ai régressé pour ne plus être que l’enfant de jadis. Je vois la petite Vietnamienne en uniforme bleu marine, l’espiègle écolière du Couvent des Oiseaux de Dalat. Je vois votre visage feignant la colère lorsque je soulevais votre soutane pour voir les dessous. Je vois vos yeux bleus plus bleus que le bleu de la mer, votre visage si gracieux enganté dans une immense cornette blanche. Je sens encore votre souffle vanillé et vos mains si douces sur mon visage. Vous étiez lumière dans la nuit durant ces années où mon corps aveugle cherchait mes jambes perdues. Le bruit de cette mine résonne toujours en moi.
Je considérais votre attention, votre amour comme un dû, ma mutilation comme une créance inexpiable sur toutes les ressources de la vie, la souffrance rend avide un cœur d’enfant, je guettais votre visite chaque soir et je vous boudais au moindre retard. Vous étiez terre nourricière quand j’avais faim, vous étiez ange Gabriel quand je hurlais de terreur sous la pluie des bombes, vous étiez chaleur maternelle quand j’avais soif d’amour et vous étiez exhortation quand je vacillais, par lassitude ou par découragement, sur mes nouvelles jambes de bois. « Je te l’ordonne, lève-toi et marche! ». J’avais peur, j’obéissais et je ne comprenais pas pourquoi vos cris avaient des yeux baignés de larmes. Je vous ai surprise maintes fois à invoquer le châtiment divin pour ceux qui nous avaient ainsi meurtris, mais je vous crois incapable de haine, de colère, le pardon est une force invincible de l’âme que le mal ne peut abattre. Vous me disiez jadis « Dieu est Amour » et je haussais les épaules avec un sourire abrégé.

Je sais maintenant que Dieu n’est pas un être supérieur habitant dans une nécropole d’étoiles, mais que Dieu est un sentiment humain qui aspire à libérer l’autre de la souffrance, à le voir grandir et lui vouloir que du bien, du beau et du bon. Je n’ai pas de mot assez fort qui puisse exprimer toute ma gratitude à votre égard, il me faut accepter que certains sentiments restent indicibles.
Moi, mutilée à vie, j’en ai le droit, je vous élève au rang de Dieu.
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