d’Ana à Phong : Saigon, le 15 janvier 1967

Cher cousin,

Je suis revenue pour la première fois dans la maison de Grand-mère depuis son départ définitif pour la France. C’est inimaginable comme elle est belle cette maison - un cerf-volant suspendu entre ciel et terre - faite de tissus et de bois. On y sent une atmosphère de villégiature, de solitude surannée d’un monde qui ne reviendra plus. Un lieu de bonheur comme plongé dans une léthargie heureuse pour des êtres insouciants, loin du tourment de la guerre. La bonne chinoise, Shen, qui est toujours à son service, s’y glisse comme une ombre. La maison est un entrelacement de pièces, de vues paysagées, de patios intérieurs obscurs où s’entrecroisent des halos de lumière. Dans le grand salon, sa table d’opium, ses coussins, ses antiques bronzes birmans, ses guéridons aux sculptures tournoyantes sont toujours là et le Bouddha debout, de sa présence, rend le lieu encore plus intemporel depuis qu’il n’y a plus âme qui vive.

Je t’écris assise dans la coursive d’accueil où jadis Grand-mère attendait, chaque fin de semaine, le cœur noué, s’éventant nerveusement avec un journal qu’elle ne lisait jamais, le retour du front, de ses enfants mâles. Elle ne démurait son silence qu’à la vue du dernier arrivant, soulagée et heureuse que la mort ait accordé une fois de plus un sursis de vie à sa progéniture. On ne savait jamais qui rentrait et ils revenaient du front comme ils allaient en week-end. Cette maison reprenait vie et lumière en leur présence. Ils ne se dépareillaient jamais de leur gilet pare-balles et de leurs armes, comme caparaçonnés pour la vie. Ils y festoyaient, ensemble, de l’aube au crépuscule, dans une débauche de nourriture, d’alcool, de rires et d’embrassades fraternelles. Ils feignaient l’insouciance comme si leur vie était indestructible, que l’amour et la mort n’étaient pas des sujets si graves. J’entends encore le fracas de leurs rires et de leurs jurons dans ce lieu maintenant si silencieux. Cette maison fut l’épicentre de la famille, le haut lieu de commandement où Grand-mère ordonnait commerce, mariage, alliance, intrigue et la vie de tout un chacun, sous un même ciel, comme une impératrice. Nul ne s’avisait d’entraver sa volonté.
Elle s’enorgueillit d’avoir la demeure la plus belle et la plus ancienne de la ville. La splendeur du lieu était un attribut de pouvoir qui contrastait avec la simplicité, la douceur et l’égard avec lesquels elle étonnait ses visiteurs.

On pouvait y venir comme une vieille connaissance, prendre le thé et débattre avec elle sur les derniers peintres les plus en vogue de la ville ou sur la beauté des céramiques des temps anciens.
Mais elle a abandonné cette demeure bourgeoise et toutes les facilités d’opulence qui s’attachaient à sa vie saïgonnaise pour préférer la France, afin d’y mieux préparer la plus audacieuse et la plus romanesque des opérations d’évasion de toute l’histoire du Sud Vietnam : la fuite méticuleuse et ordonnée de tous les hommes de la famille, un par un, soit vingt-sept en tout, ses enfants, ses neveux, ses cousins et tous ceux qui étaient dans son cercle d’influence. Sauver ce réservoir d’hommes demeuré pour elle étrangement intact était son ultime obsession. Elle hurla de douleur lorsque l’oncle Hai, le premier, fut porté disparu sur les marches du 17e parallèle. Elle refusa que la mort lui impose à nouveau le port blanc du deuil.
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