de Général Nam à Thien Nga : Hanoi, le 22 mars 1996







Ma petite-fille bien aimée,

Comme la vie est ironique ! Elle me laisse traverser, sans encombre plus de trois quarts de siècle, des chemins minés de renoncement et de désespoir, embourbés de sang et de corps déchiquetés, sous d’incessantes pluies de bombes et de dioxine, pour me faire finalement terrasser par un microbe de rien du tout. La pneumonie m’étouffe un peu plus chaque jour et mes jours sont comptés. Je reçois de piètres soins médicaux même en tant que dignitaire du régime, et je te laisse deviner le sort réservé aux sans noms.

Ma petite fille, je suis extrêmement ému par ton offre, et je sais que cette maladie est tout à fait guérissable en France. Mais ici s’arrête ma vie, s’arrête mon combat. Je me livre consentant à mon dernier ennemi. Je ne peux franchir la porte de l’Occident car je serai bien malheureux de voir le bonheur des autres. Nous avons gagné la liberté et l’indépendance, mais à quel prix!

Le héros est bien drapé dans sa bannière rouge étoilée battant au vent sur la colline de la victoire. Mais il est seul, tout est désolation et vide autour de lui. Il a tout donné, il a tout sacrifié, jusqu’à ses sept enfants. Maintenant où sont-ils ? Cette victoire est pourtant la leur. Ont-ils une sépulture décente ? Leurs âmes sont-elles en paix ? Je ne suis plus qu’un vieillard qui pleure ses enfants dans les couloirs d’un hospice. La vieillesse est un naufrage.

Les jeunes Américains disent « faites l’amour, pas la guerre », je ris bêtement et je leur donne raison, moi qui ai englouti des divisions entières, moi qui ai désigné du doigt qui et qui doit mourir et à quelle heure en sacrifice pour la patrie. J’ai brûlé des vies comme on allume des cigares. J’ai foi dans la Révolution, j’ai foi dans le matérialisme historique, j’ai foi dans la reconstruction d’un Vietnam mille fois plus beau. Nous devons renouer avec nos racines ancestrales, nous devons être des hommes nouveaux. Sous la fenêtre de ma chambre, il y a un affichage d’exhortation 4 x 3 « En avant vers le communisme ! » qui est éclairé par des néons publicitaires multicolores clignotant dans la nuit : Sanyo, Sony, Coca-cola, karaoké, night-club. 2 400 000 morts pour ça ?! La réalité n’est qu’une bouffonnerie !

Je me chausse chaque matin à 8h, j’ai ta photo dans la poche droite de ma vareuse, je m’assois sous le longanier, je regarde ma montre, j’attends que la mort m’amène vers celle que j’aime. Moi aussi j’ai besoin d’aimer.
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