de Biên à Quang : Ðiện Biên Phủ, le 12 mars 1954




Camarade,

Brûle cette lettre une fois lue. Ce n’est pas ton officier politique qui te parle mais ton compagnon d’arme. Je ne peux te relever de ton commandement.
Tu es la Division 308, la division de fer de notre armée. Tu dois exécuter l’ordre à 0h25. La première vague d’assaut servira à divertir les mitrailleuses. A 0h35, la deuxième se couchera sur les barbelés. A 0h40, la troisième devra consolider la position avant l’arrivée de la quatrième. Et à 0h50, la cinquième suivie par la sixième vague, dans un intervalle de deux minutes, devra coûte que coûte transpercer les lignes.
Tel est ton devoir! Exhorte tes troupes à la victoire et déchaîne les enfers!

Plus qu’une bataille, plus qu’une guerre, nous allons gagner ici notre liberté. Nous ne pourrons rien envisager sans la victoire. Il n’y a d’avenir que dans la victoire.
L’heure n’est plus au questionnement, tu dois être sans faille ni fêlure, monolithique et déterminé. Dans quelques heures, nous n’aurons plus le droit de douter, de réfléchir, de sentir ou d’éprouver quoi que ce soit. Le pourrions-nous ?
Nous allons aliéner la part de Dieu. Elle va perdre tout son sens dans cet interstice de temps où bruit et silence se confondront, où la souffrance deviendra l’unique preuve de l’existence. Tu sauras que Dieu existe car tu vas rencontrer le diable.
Mets ton cœur, ton âme, ton esprit en vacuité, ne crois pas à ce que tu verras, ne pense plus, ne raisonne pas, étouffe ta peur, anesthésie tes sens, obéis, agis, exécute comme une force brute, et tu survivras.

La vague humaine est la plus absurde des méthodes d’assaut, ils en ont décidé ainsi. Je me surprends à me demander si on joue le va-tout par désespoir ou son contraire. Tant de vies vont être annihilées en quelques heures. Pourquoi entend-on toujours un arbre qui tombe mais jamais une forêt qui pousse ?

Je ne peux réclamer le sacrifice du sang sans être dans le cœur de l’offensive. Je ne serai plus à l’aube.
Je t’ordonne de vivre.
Tu sais encore douter, tu sais encore pardonner, tu sais assumer le paradoxe des choses. La paix a besoin de toi pour garder vivante la flamme de la compassion et de l’amour comme principe d’humanité.
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