de Thai à Maître Trung : Baie Ha Long, le 22 juillet 1919


Vénérable Maître,

Voilà bien des mois qu’un souci agite mon esprit et je n’ai jamais osé vous en faire part, de peur d’être irrévérencieux à votre égard, vous qui m’avez donné la lumière du savoir et l’amour de notre culture ancestrale. Aussi ai-je besoin de m’ouvrir à vous pour me libérer de ce tourment. Je veux renoncer à la vocation à laquelle vous m’aviez préparé avec tant de sollicitude. Je veux renoncer à l’enseignement de la calligraphie et la décision est, pour moi, ô combien douloureuse.

L’apprentissage des idéogrammes est trop aride, trop long pour diffuser la connaissance. Il ne répond plus à la soif de savoir de nos contemporains. Il ne peut plus aguerrir nos enfants face à un monde qui tourneboule et qui mute. De nouveaux défis nous sont posés, que nous n’avions jamais connus jusqu’à ce jour, et pour lesquels le passé demeure étrangement muet. L’écriture chinoise que nous avions adoptée, voilà bien des siècles, est le fleuron inextinguible de notre patrimoine. Saurions-nous nous mutiler de notre passé, mettre le feu à la bibliothèque de notre culture et nous rendre amnésiques d’un univers émotionnel d’une beauté ineffable ?

Aujourd’hui, Maître, il nous faut consentir à payer le prix d’un déchirement dont nous serons certainement comptables devant les générations futures. La réponse est dans la réécriture violente de notre histoire dont je ne sais jauger la nature du choc.

La romanisation de notre langue est devenue une impérieuse nécessité car, elle seule, pourra accélérer la diffusion du savoir, la vulgarisation des idées et des connaissances. Son apprentissage aisé - grâce à un système de notation des sons qui, en modulant les aspects vocaliques, peuvent faire varier la signification des mots - est facilement assimilable par les Vietnamiens et surtout par les enfants. La romanisation qui fut l’instrument d’évangélisation de l’oppresseur est entre nos mains l’arme absolue de libération.

Tel est le paradoxe, nous pouvons dormir ensemble dans le même lit tout en faisant des rêves contraires. Enseigner la calligraphie, c’est nous claquemurer dans l’inertie du passé. Cette révolution de l’écriture, sans précédent dans notre histoire, est notre avenir, notre chance pour nous extirper définitivement de la double oppression que sont l’ignorance et le colonialisme. Une telle idée peut me coûter le bagne de Poulo Condor mais je consens à en payer le prix.

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