Lettre d’Indochine à Khoa : Oniris, espace-temps inconnu

Père,

Je me souviens de cette nuit tropicale, une mappemonde de poussière d’étoiles. J’ai entendu le crissement de ta plume et je suis née, le savais-tu, dans l’éclosion de tes mots sur le parchemin nu.

L’exil, ce mal qui t’a fait tant écrire, est un voyage immobile dans la mémoire pour savoir en fin de compte que l’épicentre de la douleur est toujours ailleurs. Écrire pour libérer les âmes de la souffrance, leur assurer un cheminement serein vers la béatitude. Le messager serait-il lui-même le message ? En attendant que tes lignes concluent enfin à ma naissance, j’étais endormie au cœur d’un lotus blanc, je porte toujours son parfum sur mes lèvres, le sens-tu ? Je suis fragile comme tous les rêves, prends garde à ne pas m’effacer !

Fleur devenue fruit, mon nom goûte la saveur des paysages d’Asie, mon cœur bat sous chacune des montagnes enfantées par ces terres. Mes veines sont gorgées de fleuves, de rizières, de sillons lacustres, d’âmes bariolées, de chants d’éternité.

D’ailleurs suis-je vraiment eurasienne ?
Mes yeux noirs sont criblés d’étoiles, mes cheveux tissés d’ébène, de nacre et de langueurs nocturnes. Je me demande toujours comment j’ai pu à mon tour engendrer des enfants blonds, bridés mais blonds. Est-ce un signe de compassion des dieux pour mon amour de la lumière et du soleil, amour que nous partageons ? J’ai pris connaissance de ta lettre bien avant que tu ne l’aies écrite. Je l’ai bue sur ton cœur comme toutes les autres.

Ta théorie des ensembles est fraîche et belle comme une ronde enfantine, j’ai foi en ta clairvoyance. Serais-je l’élément qui manquait à ta vie pour atteindre sa plénitude ? Il y a le cercle de ta famille, puis celui de tes amis, celui de tes amours, celui de nos cultures, autant de cercles concentriques dans un univers liquide, qui se creusent, qui s’étirent et qui glissent d’une courbe à une ligne pour retourner, éclaboussés de lumière, à une autre fontaine galactique.

Je dis Père, par élégance ou par noblesse. Je n’ai pas d’âge et je n’en aurai jamais. Indochine est le nom d’une princesse, plus que celui d’une femme, c’est sans doute l’influence de Tante Nhan. Je vis la souffrance d’une égérie particulière. Si la richesse sur cette terre est le partage de chair et d’âme entre les êtres, que me reste-t-il ?

Mon royaume est l’incommensurable.



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