de Minh à Kim : Khé Sanh – Triangle de Fer, Le 2 avril 1968




Petit Frère,

Je ne sais si tu pourras lire cette lettre car le papier semble se brûler au contact de l’air tant il est chloré et sulfuré.
Je n’ose ôter ni ma combinaison ni mon masque, et encore moins mes gants pour t’écrire, au risque de voir ma peau et mes poumons brûler par les retombées des défoliants chimiques et d’essence de napalm.
Imagine un cloporte caparaçonné des pieds à la tête, crapahutant dans une tranchée puante, parsemée de lambeaux humains, en train de gribouiller un papier, le tout sous une pluie acide. C’est notre premier silence, un silence divin, depuis treize jours de bombardement sans discontinuité, de jour comme de nuit, un duel titanesque, entre nos canons 175 mm et leurs orgues de Staline, six mille obus à l’heure à te rendre fou, un déluge de feu et de fer cisaillant le ciel au point que les nuages sont comme entachés par le sang des hommes, au point que la terre semble muter vers un autre temps géologique.

J’essaie d’imaginer l’inimaginable et je suis fasciné par les Bô-Dôi qui nous encerclent. Pour chaque coup donné, ils nous rendent le double. Comment peuvent-ils opposer une telle ténacité, une telle résistance à notre puissance de frappe mathématique, à notre armada technologique la plus sophistiquée du monde ? Ils ne sont « amurés » que de pyjamas et de sandales avec une logistique de ravitaillement invraisemblable de rusticité, faite de bicyclettes et de mules humaines. Où trouvent-ils de l’énergie après avoir subi le tapissage des bombes par plus de cent forteresses volantes stratosphériques Boeing B-52, le largage des feux roulants de napalm et des bombes à phosphore qui dévorent l’air ? Où trouvent-ils de la vie pour respirer et voir après l’épandage de plus de deux cent tonnes d’aérosol agent orange sur les flancs de collines ?

Imagine cette destruction de l’esprit, du corps et de la chair ! On refroidit nos tubes de canons mitrailleurs en pissant dessus pour ne pas avoir à les changer, faute de temps, mais eux ils continuent toujours à monter à l’assaut en hurlant « Pour le Vietnam de mille ans ! ».

Alors guerre chimique, guerre écologique, guerre climatique?... Tout cela, c’est de la merde!
Ce silence au cœur du tonnerre me dit que nous avons perdu aujourd’hui la guerre. Nous sommes dans le mauvais camp. Nous ne nous battons pas contre des hommes mais contre une idée qu’aucune force ne saura arrêter.
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