de Simon à Jean : Bonifacio, le 30 juillet 1964




Mon petit Jean,

Cela fait déjà trois mois que j’ai entrepris ce voyage de Marseille par bateau pour venir te voir. Je ne voulais pas prendre l’avion, comme si j’avais l’impression de précipiter inconsidérément un rendez-vous, et ce rendez-vous avec toi fut le rendez-vous de ma vie.
La Méditerranée, le canal de Suez, l’Océan Indien, et puis la mer de Chine, le détroit du Mékong et enfin le port de Saigon. Cet espace-temps démesuré me permet de donner de l’importance à notre rencontre et de pouvoir retenir mes espoirs dans un quant-à-soi. 

A l’arrivée, je n’avais que ton nom vietnamien écrit dans mon carnet de voyage, et d’ailleurs il n’y a que ton nom dans ce journal, rien d’autre, pour te reconnaître. Nous nous sommes regardés, j’ai aimé tes yeux qui rient et ce sourire en fossette. J’ai cru voir, un instant, dans ton regard les yeux de Germaine, ma défunte épouse. Jean, crois-moi, je ne sais pourquoi, et je ne saurais te le dire, je t’ai aimé tout de suite. Comme quelque chose qui allait de soi. Qui se suffisait à lui-même. Qui n’avait pas besoin de raison pour être. C’est sans doute la raison unique et ultime de ce voyage.

Tout nous oppose, l’âge, le pays, la race…et pourtant, je te le dis, devant Dieu, tu es désormais des miens. J’étais venu juste chercher un homme qui porte mon nom, le ramener au pays pour assurer la continuité de la lignée des Aliotti, mais j’ai rencontré aussi, à l’autre extrémité de la terre, le petit-fils que j’ai toujours tant désiré.
Tu es entré dans mon cœur et dans ma chair. Je ne sais pas si je t’aime pour le rêve que je porte en moi ou pour toi-même, je sais simplement que je t’aime. Il n’y a pas une nuit, un instant depuis notre séparation que mon cœur ne se soucie de toi.
Donne-moi trois mois et garde toi en vie coûte que coûte, Jean, je t’en conjure. Je viendrai te chercher et nous franchirons ensemble la montagne pour rejoindre la frontière cambodgienne. Fais-moi confiance, c’est un Corse qui te parle. Je travaille depuis des semaines sur la carte du Vietnam.

Je vais te montrer que je peux vider la mer avec la paume de mes mains. Malgré mes soixante-dix ans, j’ai la hargne d’un lion de montagne, sois certain de ma détermination. À L’automne, nous serons tous les deux, à Bonifacio. Et je prends Dieu à témoin de mes mots.

Ton grand-père, et tiens-le toi pour dit !
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