de Clément Saint Foy au Mandarin Quốc : Hà Nội, le 4 septembre 1920


Mon ami,

Mes travaux de naturaliste se sont achevés à la Mission des Hautes Études de l’Extrême-Orient de Hanoi et je prends le bateau pour la France dans les prochains jours.

Je vous quitte le cœur meurtri car je perds plus qu’un ami, un frère d’âme. Il ne m’avait jamais encore été donné de rencontrer un être d’exception, tel que vous. Je veux saluer ici la beauté des échanges que nous avons eus durant ces deux dernières années, parfois vifs et passionnés, une joute rare de l’esprit où l’intelligence de cœur a toujours, en fin de compte, primé sur nos convictions les plus intimes. Rien n’est plus enrichissant que de découvrir sa propre civilisation dans le regard de l’autre. Je regrette simplement que nos contacts soient entachés par un terrible paradoxe, la conquête des cœurs ne peut éclore sur le terreau de la spoliation.

La France, qui brandit haut son flambeau, n’a jamais fait rayonner sa lumière civilisatrice par des hommes de bonne volonté, les marches de son empire n’ont jamais été foulées par des pionniers vertueux et encore moins par des découvreurs bienveillants. Ceux qui foulent votre terre ne sont que d’âpres aventuriers, des aigrefins, des vide-goussets ; ceux-là même qui, en métropole, n’ont jamais su faire carrière avec probité, dotés parfois d’un pedigree des plus douteux aux sombres références ; ils osent sans vergogne ordonner des mandarins lettrés, eux qui sont le bas du panier de l’instruction de notre République. Et l’engeance n’attire que leurs semblables.
Ainsi se sont agglutinés à eux les éléments les plus rétrogrades, les plus corrompus de votre société, des agents subalternes aussi acculturés que leur maître, des intrigants sans aveu, des parvenus sans mérite. Comble de l’opprobre, la colonie va les affubler de quelques subsides de pouvoir, avec lequel, ils vont, à leur tour, sans tarder, rançonner le pays et honnir notre présence.
Par avance, je ris amèrement à l’idée que la grandeur de l’empire colonial puisse être bâtie par des coquins.

Votre attitude à l’égard de l’homme blanc – car il faut le désigner ainsi - est légitime, votre allégeance indéfectible à votre souverain est honorable. Je ne puis vous le reprocher. Pour vous, c’est une lutte inexpiable qui commence. Pour moi, c’est, à la veille de mon départ, un terrible et impuissant constat de ne pouvoir changer le cours de l’histoire.
Mon bon ami, je m’inquiète ce qui adviendra de vous, je veux rester fidèle envers et contre tout à notre amitié fraternelle. Ne partageons-nous pas le même sang rouge des hommes ?
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