de Thai à Phương : Verdun, le 17 février 1915

Chère Mère,

Je me mets à genoux et j’implore ton pardon. J’ai tué un homme aujourd’hui, son sang entache encore mes mains et me ronge la peau. Je vois encore ses yeux si bleus, je n’ai jamais vu les yeux bleus d’un Allemand de si près, ses yeux si bleus se révulser dans le firmament.

J’ai pris sa vie d’un coup de poignard. Le geste fut si bref, si mécanique, si déterminé que maintenant je tressaille, je tremble, je vomis de toute ma chair l’horreur de l’acte commis. Tirer au fusil, c’est faire la guerre de loin. Voir tomber un homme, ce n’est qu’une image. Poignarder est un geste conscient. J’entends encore le bruit sourd de la lame qui rentre dans sa chair.

Il est tombé dans mes bras, sans un cri, léger comme le sommeil d’un enfant. Il avait mon âge. J’aurais tant voulu pouvoir lui dire, comme dans le préau de mon école, « rends-toi, tu es pris ! ».
J’ai ôté la vie, Mère. C’était moi ou lui. Je ne suis plus un être humain. J’ai déchiré quelque chose en moi. J’ai attenté à la vie. C’est un viol à la race des hommes. Je lui ai mis les mains sur son ventre pour qu’il ne souffre plus dans la mort.

J’aurais tant voulu mourir avec mon bataillon dans l’assaut de cette nuit pour ne pas vivre cet instant, être déchiqueté par la lumière et le bruit. J’en suis le seul rescapé, rescapé pour commettre ce meurtre, ce matin. C’est la guerre, mais c’est un meurtre. Dieu ne m’a pas donné la noblesse de mourir mais l’indignité de vivre pour ôter la vie. Mère, pardonne-moi, je pleure et j’implore Bouddha Miséricordieux. Je ne sais plus à qui me confier pour conjurer ma peur, je dois la vaincre pour survivre et je ne parle pas leur langue. Mes compagnons d’armes venus du Vietnam, de si loin, sont tous morts, les corps jonchent le champ de bataille. Hier, ils riaient. Aujourd’hui, ils ont les yeux vides.

Plus de quarante-deux mille tirailleurs vietnamiens sont ici, nous sommes loin de nos villages, de nos rizières, de la terre de nos ancêtres et de notre soleil. Ceux qui se battent ici ne se connaissent même pas. Cette guerre n’est pas la nôtre. J’ai froid et la neige me fait peur. Je veux rentrer. Mère, je ne sais plus comment maintenant te regarder dans les yeux. Je ne veux pas mourir ici en terre étrangère. Je veux vivre pour te retrouver, je désire ta main sur mon cou.

Ton fils bien-aimé.
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