de Khoa à Indochine : Hochiminh-ville, le 21 juin 2000


Indochine, ma fille

Tous les vrais voyages, et certains plus que d’autres, se font en apnée. On ne revient pas impunément au Vietnam, trente ans après, sans prétendre ne jamais être en exil de sa langue, de ses racines et de soi-même. L’exil est une déchirure, elle ne se cicatrise que lentement, on n’émerge pas d’un coup à la lumière sans payer un peu de ses yeux. Le retour l’est aussi.

A l’aéroport de Tân Son Nhât, une foule noire - des yeux immenses - agglutinée aux barrières, silencieuse, inquiète, prête à exploser à la vue de qui un frère, une sœur et qui un ami ou un être aimé. Soudain, des cris fusent. Des gens courent, on s’interpelle. On m’interpelle. C’est moi ! Tu me reconnais ?... Ma famille m’entoure, me touche. Je cherchais encore leur visage d’il y a trente ans. Nous nous sourions sans rien dire. Des poignées de mains qui ne se desserrent pas, comme soudées. Le bonheur d’être ensemble rayonne sur nos visages. Ce retour à Saigon est comme une rédemption, une renaissance. Le sang de cette terre irrigue-t-il à nouveau mes veines ?
De loin, j’ai beau me préparer aux retrouvailles, m’interdisant d’avance les illusions, les espoirs, les chimères que tant d’années ont naturellement engrangées. Je garde la tête froide et je reste sur mon quant-à-soi… en guise d’armure. C’est se méprendre sur la nature du choc.

Je suis heureux d’être parmi les miens, heureux de retrouver un Vietnam en paix avec lui-même, heureux de retrouver des oncles qui ne se font plus la guerre. Mon amie d’enfance, Mai Hông, pour qui mon cœur battait jadis la chamade, me happe de ses yeux noirs. Le cousin Minh, ex-soldat de l’armée du Sud, la jambe mutilée par une mine, m’attire tendrement dans un coin, il sort de sa poche une vieille photo d’identité de moi à neuf ans. Au dos, l’écriture hésitante d’un enfant « à mon cousin Minh bien-aimé ». Tu te rappelles ?... je regarde ses yeux qui me sourient et l’émotion m’étreint. Ici les sentiments sont-ils plus qu’ailleurs à l’épreuve du temps et de la distance ? Ils demeurent intacts et fidèles, ni les vicissitudes de la vie ni les guerres n’ont pu altérer le souvenir de l’autre.

Ma tante Nhan est une princesse impériale, elle parle encore le vietnamien ancien de la Cour, elle vit aujourd’hui dans les bidonvilles de Saigon. Elle a cette prestance de toujours et une douceur mêlée d’un humour pince-sans-rire. Une dame à qui on cède le trottoir quand on la croise. Et mon oncle Dung, décoré de l’ordre Lénine et héros de la république socialiste du Vietnam, le guerrier communiste venu du Nord, à pied avec des sandales taillées dans le pneu, par la piste de Hô Chi Minh, pour libérer Saigon en 1975, est aujourd’hui un bon père de famille et directeur d’une société japonaise de chaînes hi-fi. Il résume à lui tout seul la perestroïka à la vietnamienne. Rencontre avec le premier paradoxe. « Viens ! On se casse ! » Me dit-il, en m’invitant à enfourcher son Harley-Davidson, Ray Ban noires sur les yeux et portable Nokia dernier cri en bandoulière. Nous pétaradons vers Saigon, jubilant comme des gamins.

L’Orient est rouge, l’air est magnétique, des dômes de cumulus, annonciateurs de mousson, s’étirent à perte de vue dans le ciel. Est-ce la naissance d’un autre cycle de vie ? Est-ce l’ellipse d’un signe du destin, un message de peu de sens à proximité de l’oracle ? Je ne sais.
J’ai la certitude maintenant que le chemin parcouru de toute vie compte autant que le but, que les souffrances sont désormais apaisées. Le vrai bonheur sur cette terre est d’être en partage avec tous, de les aimer dans le don, dépassant le besoin que l’on a de l’autre. Nous sommes les éléments d’un immense ensemble toujours en expansion. Chaque élément est amené à se rencontrer à un moment donné, le temps d’une minute, le temps d’un jour, le temps d’une vie, porteur d’un message - dont parfois le messager ignore le contenu - qui mène à notre quête, qui illumine le sens et la course de notre vie. Chaque élément accomplit sa destinée dans la plénitude, l’ensemble sera irradié par la grâce. Il n’y a de bonheur que de bonheur global.

Je pense à toi. Tu m’as donné de si beaux petits-enfants, des petits blonds bridés, Orient et Occident, mains jointes, unies dans un même arc-en-ciel de l’amour. Des enfants pour nous dire que la vie est indestructible. Tu ne sais pas comme je suis heureux de t’avoir donné ce prénom de femme, Indochine.
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