Extrait du journal d’Ana : Saigon, le 8 août 1967

«Ce samedi 7 août, le lieutenant-colonel Nguyen van Trung, pilote de l’Armée de l’Air de la République du Vietnam1, a commis un acte de forfaiture et de haute trahison envers la nation » … « A la hauteur des plateaux de Ba Mae Thuôt, il a détourné subitement son avion Phantom2 à destination du Cambodge où il a demandé officiellement l’asile politique ce matin, alors qu’il devait partir en mission sur le dix-septième parallèle»… « Les autorités militaires ont prononcé immédiatement la sentence de sa condamnation à mort par contumace »… Hurla le speaker de la radio.

Sitôt entendu, sitôt éclatèrent un tonnerre de joie et des hurlements de liesse dans l’assemblée familiale de ce dimanche où nous guettions la nouvelle depuis l’aube, les oreilles rivées au poste TSF. Nous nous sommes jetés dans les bras les uns les autres pour nous congratuler de cette désertion. Oui, il a réussi !
Trois jours auparavant, Oncle Trung en avait reçu l’ordre de Grand-mère, et ordre était bien le mot, aucun de ses fils n’aurait su se départir de la piété filiale dans laquelle elle les avait élevés. Un attachement quasi charnel dans une allégeance clanique.

Cette femme a préparé cette opération, de longue date, et depuis Paris, avec la minutie tatillonne d’un comptable, sassant et ressassant toutes les éventualités, rejouant moult fois les scénarios de fuite. Elle lui a dicté par le menu détail de l’opération, le jour, l’heure, et même son plan de vol, la manière dont il fallait négocier sa demande d’asile auprès des autorités locales et, une fois sur place, la personnalité cambodgienne auprès de laquelle invoquer sa protection, personnalité que Grand-mère avait déjà achetée à prix d’or bien des mois auparavant.

Elle faisait partie de ces femmes d’affaires saïgonnaises qui savaient savamment manipuler la vertu et la corruption selon la nécessité de la situation, sans autre considération morale que l’efficacité. Et elle appliqua cette même efficacité, en toute impunité, et non sans panache, dans l’organisation de la fuite de ses fils hors du pays, en corrompant à grand train tous ceux qui pouvaient contribuer à la réussite de son plan. Il y a toujours manière de s’entendre entre corrompus, disait-elle. Cette femme a vraiment le goût pour l’éclat et pour le sensationnel. C’est sans doute sa manière de théâtraliser sa revanche.
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