de Long à Kim : Camp de rééducation 301, le 23 août 1976



Petit Frère,

Cette lettre est en port dû, contre une cartouche de cigarettes Salem* que tu dois remettre à mon geôlier. C’est le prix du timbre et son salaire du mois.

             Mon nom a été aboli, je suis le numéro 103, en villégiature dans ce camp pour recyclage idéologique et vidange intellectuelle.
Mon crime : officier interprète sous le matricule 45-78PA en intelligence avec l’ennemi dans l’opération Phoenix, participation active à 157 interrogatoires avec tortures et mutilations, éjections dans le vide par hélicoptère de 8 officiers des renseignements de l’armée du Nord et violations aggravées des articles 3 et 4 de la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre.

Quelqu’un m’a donné, l’information est précise. Crois-tu que les vainqueurs ont été moins coupables que nous ? La guerre est inhumaine et totale, tout est permis. Ce qui n’est pas permis, c’est d’être vaincu. Nos actes de guerre deviennent des crimes. La justice des hommes est à géométrie variable, il faut juste le savoir, telle est la règle. Ils ont pris quatre murs pour me punir, je préfère penser qu’il y en a trois de trop. Pourquoi me garder en vie ?

Tous les jours, à 5h du matin, je suis debout, j’ai les mains dans le dos, je suis nu, le sexe sous le regard des autres, je dois commenter de vive voix mes fautes, mes crimes que j’ai consignés la veille dans un carnet, je dois faire mon autocritique avec force de conviction, sans quoi je ne pourrai pas remettre mon pantalon. La mascarade se répète depuis des mois. Cette humiliation te casse définitivement. Je dis des vérités que j’invente, je m’accuse de mensonges qui n’existent pas, et je dois me souvenir de leur combinaison logique et illogique, des inductions récurrentes de mon raisonnement, tout en évitant les propos qui pourraient susciter des questions à trappe et un enchaînement de doute sur ma prétendue volonté à me transformer. La frontière entre le vrai et le faux s’efface, se confond pour te basculer dans une schizophrénie clinique. Je suis englué dans la toile d’araignée de mes pensées et le précipice de la folie est sous mes pieds.

Pour survivre, je récite cette prière chaque matin. « Je suis un homme, je m’appelle Nguyen Van Long, j’ai 42 ans, ma femme s’appelle Hong, j’ai deux enfants, Lan Ngoc et Hung, 6 frères et 2 sœurs, j’habite au 123 de la rue Catinat, dans le premier arrondissement de Saigon, je suis ingénieur diplômé de l’École polytechnique de Paris, Je crois en Dieu et je ne suis pas le numéro 103 ».
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