de Đô à Minh : Base de Cam Ranh, le 6 décembre 1967


Frère,

Putain de sort ! Me voilà assigné, en guise de punition, à la cavalerie aérienne  pour avoir juste un peu déconné durant une permission dans le cinéma Rex de Saigon.
Il faut dire que j’ai été un tantinet éméché, des canettes de coca mixées au Bourbon après quelques fumigations de marijuana au canon M-16 ne font plus de toi un officier du corps d’élite. J’ai juste tiré en rafale avec mon Colt Commander sur l’écran lors de la dernière charge héroïque du film de John Ford, j’ai troué quelques indiens, j’ai beaucoup hurlé et c’était jouissif.

Je m’enlise dans ce trou à rat et je m’emmerde grave. J’ai donné l’ordre à mon équipage de souder un fauteuil à l’extérieur de l’hélicoptère pour pouvoir pêcher à la traîne dans la baie de Cam Ranh. On n’y attrape que dalle ! On vole en rase motte et les sillons que l’on creuse sur l’eau font fuir même les requins, je suis bien obligé de pêcher les poissons à la grenade.

Voilà en quoi consiste l’opération « search & destroy » !

La guerre c’est « in ». On tue beaucoup mais on trafique sérieusement. On s’en met plein les poches, en commençant par les officiers supérieurs qui revendent l’essence de l’armée au marché noir. On est un peuple rustre et économe, l’opulence nous pète dans les doigts, les yeux deviennent plus gros que l’estomac. Les Américains ne déversent pas que les bombes sur notre pays, ils nous gavent de leurs boîtes de conserves, de leurs réfrigérateurs qui crachent des glaçons à soda « en veux-tu, en voilà », de leurs feuilletons à la con avec des « Bonanzas » sur toutes les chaînes de télévision et de leurs Ray Ban noires qui te font une gueule de salaud à foutre la pétoche aux cocos. J’en ai quatre paires. Même la guerre est  american way of life, les M-16 ne tirent pas ils crachent les chargeurs. Les cocos, ces nhacs, ils ramassent leurs douilles après la bataille.
Avant, c’était « désolé, crève mon gars!» lorsque tu étais blessé au combat ; maintenant, à la moindre égratignure, l’hélico se ramène pour t’évacuer. Pourvu que l’on ne redevienne pas pauvre, sinon on ne gagnera pas la guerre !

Je suis un officier qui fait son devoir et je sais que notre cause est juste tant que nous avons un idéal, quel qu’il puisse être. Si notre cause devient une marchandise, alors on est bien assis sur une grenade dégoupillée.
En attendant, je meurs avec le sang des autres. A l’assaut, passe devant !

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