du mandarin Quốc à Clément Saint Foy : Huế, le 28 mai 1922


Mon ami,

Il y a un homme à Paris au nom de Nguyen Ai Quôc qui est retoucheur de photos dans un modeste atelier. Bien qu’il soit à l’opposé de vos convictions, je vous prie de bien vouloir le rencontrer et l’écouter avec la plus grande attention. Il est porteur d’un message et il se pourrait aussi qu’il soit lui-même le message.

Il est le fils d’un mandarin de troisième rang désavoué par la Cour, il a vivoté en paria en raison de la disgrâce de son père. Peu avant son départ pour la France, il y a cinq ans de cela, je lui ai accordé, entre deux audiences, ce qui ne devait être qu’une simple entrevue dans les jardins du Palais.
Et l’entretien s’était prolongé tardivement dans la nuit. Je m’en souviendrai toujours, c’était une nuit de pleine lune où les libellules virevoltaient autour des lampions, une danse annonciatrice de la mousson.

Cet homme est comme la mousson, il est à la fois destruction et source de vie. Cette nuit-là fut le crépuscule de la monarchie et l’orée d’une aube, peut-être, nouvelle. J’aurai pu faire passer sa tête au fil du sabre tant ses idées étaient une forfaiture contre l’empereur, et ce d’autant plus que je considérais la force tranquille de ses propos comme une arrogance outrageante. Il avait la dignité de l’indigent dans une silhouette famélique, ses yeux de braise irradiaient la bonté. Je fus désarmé par ses paroles. Il y avait quelque chose d’inébranlable, d’intangible dans ce jeune homme au rêve innocent. Et si ce rêve devenait réalité… «Monseigneur, je sollicite votre bénédiction pour ce long voyage, je pars pour libérer mon pays.» me disait-il. Je ne sais pas si j’avais bien fait.

On dit de lui, aujourd’hui, qu’il a épousé les idéaux marxistes, idéaux que nous abhorrons, que c’est un rouge, un communiste. Sans doute. Je crois sincèrement à sa vision. Qu’importe la flamme qui anime son cœur, tant que son but est atteint.

Comment un homme peut-il renverser l’ordre du monde, étant fils de rien, sans nom, ni titre, porteur d’aucune lettre de créance, seulement armé d’une force d’amour et de compassion ? Qu’est-ce qui éclaire cet homme ? Je ne saurai vous le dire. Nous rencontrons sur notre chemin des vérités frustrantes, des êtres qui ébranlent d’un revers de la main nos convictions, des certitudes qui ne requièrent pas de preuve et des preuves qui n’ont pas de forme. Tel est le mystère de la foi ! On y croit ou on n’y croit pas. Je reste fidèle à mon roi mais je sais d’ores et déjà que nous ne sommes plus dans le vent de l’Histoire.
Ce que fera cet homme résonnera dans le siècle.
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