de Minh à Huong : Ban Mê Thuột, le 17 mai 1972




Grande Sœur,

    La mousson arrive. La terre, libérée, renaissante, exhale son étouffant fardeau de chaleur. L’eau accourt et chante dans ses veines. Enfin la pluie, cette pluie que je désire tant.

Saigon m’oppresse, je veux fuir une fois nos retrouvailles familiales, je veux profiter de cette courte permission pour revenir dans la maison de notre enfance. Ces hauts plateaux de Ban Mê Thuột
sont pour moi comme une cabane à la cime des arbres, au-dessus des nuages, loin de la guerre qui m’étourdit, loin de ce monde où l’on tue des hommes, loin de la vallée des larmes. Être seul, être nu, avec la nature, avec le silence. Être dans le vide. Juste pour jouir du temps qui passe. Sentir l’éclosion de l’air dans les poumons.

La nature est en extrême tension, tous pores dehors, dans une polyphonie de clartés et de vertes senteurs. La pluie est lourde et chaude. Elle lave mes souillures. La pluie, comme une libération de l’âme. Je reviens au temps zéro, au temps de l’innocence du premier matin du monde. Je souhaite qu’elle ne cesse jamais de tomber.

Je suis assis dans la véranda face à la forêt. Ma cigarette grésille et rougeoie, mon regard se perd dans une toile d’araignée perlée de gouttes cristallines, des cris de singe déchirent la nuit.

L’homme, sait-il que cette terre est l’unique chance de toute la galaxie ? Le seul coup de dés gagnant de la Création ? Ce paradis est parfait, calme, harmonieux, serein. Sa splendeur est achevée. En sommes-nous vraiment le dépositaire ? Alors pourquoi la détruire ? Je me réfugie dans la sagesse de Bouddha, il est debout dans la maison entre or et obscurité. Son corps androgyne est le signe de la maîtrise de l’esprit sur le désir physique, les paupières mi-closes comme apaisé, sa bouche sourit doucement dans le contentement de l’Éveil. Le Bouddha accomplit de la main, l’Abhaya Mudra, le geste de l’absence de crainte et de l’apaisement. Ce message me traverse, je ne crains plus la mort, je ne désire plus la vie. Je suis dans un monde autre où rien ne naît, rien ne meurt, ni espace ni temps.

Comme c’est étrange, des libellules se reposent aux pieds du Bouddha. Ailes jointes dans une prière, telles des orantes.
Je ferme les yeux, une lumière inonde mes paupières. Le vent de la mousson arrive.

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