de Dao à Thien Nga : Indonésie – Ile de Garland le 21 septembre 1980

Thien Nga,

Je peux enfin prendre la plume pour te dire que je suis resté fidèle à mon serment.

Tu as été et tu es mon ultime destination. Mon obsession était d’aller à tout prix vers le Sud, vers Saigon, pour te retrouver.
Je me suis porté volontaire sur tous les fronts, moins pour en découdre contre mes frères, plus dans le fol espoir d’être le premier à franchir la porte de Saigon. Projet maintes fois irréalisé, tant de fois reporté. J’ai été dans la fosse de Khé Sanh, dans la soufrière de Da-Nang, dans l’engloutissement de Xuan-Loc, sur tous les champs de bataille où la terre avalait les hommes. Les années passant, plus je m’approchais de toi, plus Saigon semblait devenir la porte de l’Enfer. A nouveau volontaire pour l’offensive du Têt 68 dans Saigon, je suis resté coincé durant quinze heures en centre ville, à deux pas de ton quartier. La bataille faisait rage, on se battait pour un bout de trottoir, un pan de mur, un angle de fenêtre. La fumée âcre et les crépitements lointains rendaient l’issu incertaine. Alors que j’étais enfin si près de toi, nous avons reçu l’ordre de décrocher notre position… peux-tu imaginer ma douleur à ce moment-là?
En Avril 75, nous avions décidé de jeter toutes nos forces dans la bataille finale, me voilà chef de char T-72, je pensais que c’était le moyen le plus rapide pour me rendre chez toi ! J’ai tambouriné à ta porte mais les voisins m’apprirent que tu étais partie pour la France voilà plus de trois ans.
Je fus démobilisé avec une étoile sur le poitrail, une tape dans le dos et l’éternelle reconnaissance des hommes. A Saigon, je touillais mille métiers, faisant des ronds sur place, j’errais à travers les ombres et les silences, ne sachant où m’asseoir ni où poser ma vie. Cette ville sans toi n’était que ruine et désespérance.

Ce fut en relisant ta dernière lettre, un matin, que le message me fut révélé… J’ai pris la mer sur une barque de seize mètres avec trente âmes fuyant misère et oppression pour voguer vers une improbable liberté. La soif, la chaleur, la promiscuité, le spectre des navires pirates ont arrêté le temps. Une petite fille est née alors que nous désirions la terre promise, nous avons alors tous baptisé notre bateau Arche de Lumière.
Je suis sur un atoll au large de l’Indonésie, dans un camp de réfugiés d’où je t’écris. Et c’est maintenant que j’ai peur de te retrouver, Peut-être as-tu refait ta vie ? As-tu des enfants ? Peut-être m’as-tu oublié ? J’ai toutes tes lettres avec moi, la dernière date d’il y a vingt cinq ans, jour pour jour…
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