de Thu Van à Thien Nga : Piste Ho Chi Minh, le 25 août 1981



Thien Nga,

Le serpent nâga émeraude aux yeux aveugles est tapi dans la moiteur étouffante de la jungle. Il est le Génie qui veille sur les âmes. La lumière déchire la nuit végétale, la pluie tapote sur les feuilles des palétuviers. Nul ne doit écorcher ce silence. C’est le silence du sommeil des anges.

J’étais jadis fourmi parmi d’autres milliers de fourmis sur cette veine qui chemine tantôt sur des cratères brûlants, tantôt au travers de l’enfer vert, bruissant eau et insectes. Nos mandibules étaient des pioches, des bêches, des pilons. Nous nous déplacions sur des sauterelles bicyclettes. Nos corps étaient frêles, nos yeux étaient injectés de sang. Nous avions le cœur vaillant et la peur qui déchirait le ventre. Vu du ciel, qu’étions-nous ? Des tâches qui pullulaient sous des flammes rougeoyantes, clairsemées de germes fluorescents. Un mouvement de bacilles dans un univers liquide. Un chapelet de grains qui se déforment et qui se reforment inlassablement sous le martèlement des bombes. Une légion d’ouvrières hurlantes au chapeau conique casquant des corps à peine pubère. Un grouillement indénombrable, inextricable d’éléments conditionnés pour une seule et unique tâche : maintenir cette route, à n’importe quel prix.

Les arbres et la terre se gondolaient sous les vagues séismiques des déflagrations, l’eau se caramélisait sous le feu gluant du napalm, nos oreilles suintaient de sang, la dioxine brûlait nos poumons de l’intérieur, et nos corps se défragmentaient. La piste d’Ho Chi Minh était comme un fleuve en feu sous une pluie de météorites, une mousson de l’apocalypse. Dans le brouillard de la terreur, au tréfonds du chaos, habite un démon qui nous subjugue, nous devenions des esclaves sacrifiées, des mortes-vivantes, des machines à plâtrer la terre. Nous ne souffrions plus, nous ne sentions plus rien. La route sitôt balafrée, sitôt cautérisée à main nue. La route sitôt trouée sitôt bouchée par des cadavres à défaut de pierre. Nous avions franchi la frontière d’un monde qui n’appartient plus à l’humain.

Il faut revenir sur la terre de ses cauchemars, il faut effleurer, frôler, toucher à nouveau ses peurs, longer les abîmes de sa mémoire. Se recueillir et brûler de l’encens pour saluer les morts, puis pleurer. C’est ainsi que les vivants doivent les honorer. Je regarde le ciel, la pluie ondule son chant sur la forêt. Le nâga se dresse, il déploie ses sept têtes pour protéger de tout son corps la terre où les âmes rêvent. Je suis assise sous un figuier, l’arbre de l’Éveil.
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