de Thiên Nga à Dao : Hanoi, le 13 juin 1954


Tendre Dao,

Petit matin, en exil de toi. Mon lit est de draps froissés et de sueurs nocturnes. Je rêve et je t’embrasse.
Extase souveraine. Mes lèvres sont affamées, mes doigts cherchent ton corps, point de fusion à ma vie, essentiel. Je t’aime comme une orchidée que la pluie ne peut ni noyer, ni faner. Son parfum est ma chair. Ses pétales, une soie indécente contre toi, étalée. Je t’aime comme l’automne des oiseaux qui rêvent de chaleurs festives. Tu es le temple indispensable à mes prières. Tu es mon point de non-retour d’amour. Je suis à toi, telle une offrande renouvelée chaque matin. Je suis à toi pour toujours et je dois fuir loin pour t’appartenir.

Une corbeille de noix d’arec et de feuilles de bétel roulées en ailes de phénix fut déposée hier matin dans notre maison. Me voilà devenue un gage de sang que l’on troque pour sceller une alliance familiale, une pièce de soie flottant au milieu du marché sans savoir qui en sera le propriétaire. Mes parents en ont décidé ainsi comme leurs parents et leurs grands-parents l’ont toujours fait depuis la nuit des temps. Je pars à Saigon pour être à toi.
Jamais je ne serai l’ombre d’un homme que je n’ai pas choisi, jamais ma vie ne sera semblable à celle de ma mère. Elle a toujours mangé après ses enfants, parlé après les hommes, écouté en belle-fille servile. De l’amour, elle ne connaît que les assouvissements sourds d’un corps mâle, sans caresse ni tendresse. Elle n’a droit qu’à l’abnégation d’elle-même, aux sanglots emmurés… ses espoirs sont des songes étouffés. Fourmi indispensable à la colonie, conditionnée et abrutie par le labeur à mâcher, dans une course panique après trois piastres pour combler chaque jour le ventre de ses enfants. La vie entre ses doigts devient sable à l’instant où elle capte son regard dans le miroir, un visage incliné, veiné de je ne sais quel regret, d’un mal temps dont elle disait peu. Ses yeux sont parfois noyés de larmes. Ce n’est rien, je suis fatiguée ! dit-elle. Puis, ivre de désespérance, elle sombre chaque soir dans le bleu abyssal de sa nuit, une liberté retrouvée aux confins trans-infinis de son sommeil.

Cela, jamais !

Je suis comme l’orchidée des hauts plateaux, une fleur blanche qui ne pousse qu’une fois dans l’année, durant une nuit, durant une heure, le temps de l’offertoire, le temps d’être aimée.  

Ce temps-là est à toi.

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