de Mai Hông à Kim : Phnom Penh, le 27 janvier 1979



Kim,

Notre bataillon a libéré hier matin le camp de Tuol Svay Prey, appelé S-21, il n’y avait plus que sept survivants. De ce lieu il ne reste que le silence, un silence immobile… Imagine une ancienne école, une grande cour sous l’ombrage volubile des palmiers, un prisme stroboscopique de lumière à travers un vert lim. Soudain une sonnerie assourdissante, des grappes d’enfants s’échappant de toute part, libérant leurs cris de bonheur d’une fin de classe. Rien de tout cela.

Un temple de la connaissance devenu une usine à détruire des corps avec ces machineries à broyer et ces lits à lattes de fer. D’antiques caisses à munition de l’armée américaine servant de latrines jonchent les salles de classe et fossilisent la puanteur. Le diable khmer rouge a entassé ici dans son antre les archives de la mort, des milliers de crânes et d’ossements empilés sur des étagères, des caisses de lunettes classées par taille, des milliers de photographies, en noir et blanc, des portraits anthropométriques, des milliers de regard, de visages, encore des visages, dix mille ? Peut-être plus, je ne sais pas. Pourquoi les avoir photographiés si soigneusement avant leur élimination physique? Est-ce pour figer à jamais leur identité ?

Soudain, un tressaillement de répulsion m’a saisi, mon regard s’est glissé insidieusement dans l’abstraction. Ce n’était plus des hommes, des femmes, mais des ombres. Je ne puis te décrire ce que nous découvrons à chaque heure, les mots sont en deçà de l’horreur, une cruauté débridée qui n’a comme repère que la spirale d’une frénésie meurtrière. Je ne suis au Cambodge que depuis deux jours comme correspondante de guerre, je sursaute à chaque déclic de mon Leica, un frémissement déraisonné, la peur de croiser dans mon objectif l’œil de la mort. Je fais déjà des cauchemars. On ne tue pas mais on déchire, on détruit, on anéantit, on efface.

J’ai beau me dire, me convaincre, me persuader par une incantation conjuratoire que cette horreur n’est pas la nôtre, que nous en sommes incapables, que le Mal c’est l’autre, que ce ne sont pas des êtres humains qui ont commis ça. Quelle idéologie a ourdi l’innommable ? Comment les opprimés d’hier peuvent-ils dans une juste cause devenir des bourreaux sans mémoire ? Je ne puis croire et je jure de tout mon cœur que ceci n’est pas le communisme. C’est une perversion, une déviance imbécile et dévoyée de notre rêve socialiste, une immonde frustration vengeresse. Le chemin vers l’idéal serait-il pavé d’enfer ? Quand l’homme sait-il qu’il a franchi la frontière du Mal ?

Éclaire-moi car je ne sais plus.
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