de Minh à Clément Saint Foy : Huế, le 25 avril 1968


Monsieur,

« …Tout ce que peut enfanter l’imagination d’un peuple presque extrahumain était là. Ce n’était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c’était une sorte d’énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle. Imaginez, on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le palais d’Eté. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze et de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d’eau et d’écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d’éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c’était là ce monument. Il avait fallu, pour le créer, le lent travail des générations. Cet édifice, qui avait l’énormité d’une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui  ? Pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l’homme… ».
Tel fut le plaidoyer de monsieur Victor Hugo, un siècle plus tôt, sur le sac du palais d’Eté en Chine par les forces coloniales. Des mots si justes, si forts, si pleinement ressentis d’un lieu lointain qu’il a seulement visité en rêve. La Cité Pourpre Interdite de Hué n’égalait en rien la magnificence des demeures des empereurs Qing mais elle emprunte le même rêve, la même fascination qui puisait aux mêmes sources tutélaires pour façonner la géomancie de l’idéal.

Mille coups de butoir mutilants, mille cicatrices endolories mais beauté mille fois efflorescente. Aujourd’hui elle se calcine, elle se consume, elle cède et succombe dans le brasier de la haine. La décadence a définitivement écrasé la splendeur. Ils s’y sont battus, huit jours huit nuits durant, à coup de lance-flammes, de napalm à feu roulant et d’obus à effet sismique.

Tout n’était que bois et papier, parchemins et rouleaux, laque et senteur, soie et encre, nacre et or. Ce crime est un meurtre de la mémoire. Il est trop tard pour être en colère, je sais, la mélancolie, le vide, la désolation nous gagnent. Le ciel est couleur de cendre. Mais ses ruines exaltent toujours ce parfum, cette grâce, cette élégance immuable pour peu que l’infini de sa splendeur disparue effleure encore nos âmes. Elle est l’œuvre de la foi et de l’émotion, la chimère de l’apesanteur. Elle n’est plus là, je garde espoir, son nom traversera les siècles comme la cité d’Angkor, comme le mandala stellaire de Borobudur ou les Bouddhas géants de Bamiyan.
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