de Princesse Nhan à sa mère : Sa Đéc, le 23 juin 1942



Gracieuse Mère,

Cadrer le plan, viser l’objet de son désir, capturer la lumière puis appuyer sur le déclencheur. Le temps est immobilisé, un instant emprunté à l’éternité, un souffle de vie en soi. Une photo n’a ni commencement ni fin, ni intrigue ni dénouement, sans mensonge ni arrière-pensée, elle dit la vie telle qu’elle est, elle est le témoin de son époque.
Je parcours le Vietnam pour photographier les visages des hommes, des femmes de tous âges et de toutes conditions qui m’émeuvent, des scènes de la vie quotidienne si ordinaires qui sont des instantanés d’un bonheur chaud, des lieux où le cœur chavire devant la beauté du paysage. Je veux embrasser l’univers par ces milliers de photos comme pour recréer les puzzles stroboscopiques d’un même ensemble.

L’ancien monde colonial des Blancs vacille sur ses pieds d’argile, le peuple frère du Japon est-il là pour rendre fierté à la race jaune ? Ou la rapine ne fait-elle que changer de visage ? Je pressens un temps qui s’assombrit, des éclairs muets qui stressent les cieux, une vague que je ne pourrais empêcher de mourir en moi.
Quelque chose d’étrange arrive vers nous, une force destructrice qui emportera tout sur son passage.
Je crains l’avenir. Je répertorie la vie par tous les sens, je happe la lumière, j’arrête l’angoisse du temps qui passe, je capte les sourires, je fige les regards de connivence, je vois le monde à l’envers dans les miroirs de mon Melchior2 à trépieds et du superbe Rolleiflex que vous m’aviez offert avant mon départ. Je témoigne en noir et blanc. La photographie est l’arche de Noé du temps présent, immortaliser la vie qui passe. Elle est un vaisseau de la mémoire, une course infatigable de la lumière des étoiles éteintes, portant tous les fragments d’un même message.

Une légende court sur la route mandarine de Huế à Saigon, il y aurait une princesse photographe à bicyclette qui promettrait l’éternité des âmes en les enfermant dans des boîtes noires. Des notables endimanchés jetteraient sur la route des nuées d’enfants à la recherche de cette bonne âme. Elle ferait, dit-on, des portraits qui arrêteraient la vieillesse, qui procuraient guérison, fortune et félicité. Elle serait l’écrivain public de la lumière, le scribe certifiant le passage des hommes sur cette terre, l’ange intercesseur entre l’ici et l’au-delà.
N’est-elle pas fille d’empereur, porteur du mandat céleste ?
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