de Pierre-Jean à Phong : Paris, le 12 août 1966




Phong,

    Connais-tu le nom des cinq villes commençant par un S, dans le bassin du Pacifique où il fait bon vivre, où l’on poserait définitivement ses valises ?...

Il y a San Francisco, Santiago, Shanghai, Singapour, et Saigon, la perle de l’Extrême-Orient. Vois-tu, quand j’ai le mal du pays, tu sais, cette poignante douleur qui te comprime la poitrine, mâtinée d’un sourd pincement dans le ventre comme après un terrible chagrin d’amour, je repense alors au Saigon d’hier, cet espace d’emprunt, ce lieu tenant de père et de repère, mon Vietnam.

Il fait chaud, le ciel est sans nuage en cette fin de journée. Paris est livré aux touristes et aux moineaux. Des enfants jouent à la marelle dans la rue. La fenêtre de mon appartement est entrouverte, mon esprit s’en échappe comme l’air, rien qu’un glissement vers, sans trace insaisissable, une allusion à toujours ailleurs.

En bas du boulevard Saint-Michel, la mer de Chine… Je revois l’hôpital Grall où je suis né avec en prime une polio ; puis mon professeur de français au collège de Chasseloup-Laubat au sortir des cours avec ses « Jeune homme, n’oubliez pas de présenter mes hommages à votre mère ! » ; les échauffourées au lycée Jean-Jacques Rousseau où l’on s'injuriait à tout-va avec les « enculé de ta mère ! »; la librairie Hachette où j’ai acheté mon premier Grevisse, le saint gardien de la grammaire française ; les glaces sirupeuses chez Givral à l’angle de la rue Catinat et du boulevard Charnier ; les interminables messes du dimanche à Notre-Dame de Saigon ; les marchands ambulants de pains de riz à noix de coco devant l’Hôtel des Postes construit par monsieur Alfred Foulhoux.
Se promener sur le port et regarder le beau bâtiment des Messages Maritimes où plus aucun courrier n’accoste ; le marché aux voleurs de Chợ Lớn où l’on trouve tout ce que le génie humain a inventé de plus inutile ; nos virées en bande vers les plages de Cap Saint-Jacques sous la garde prétorienne de tes oncles armés jusqu’aux dents. Les tubes musicaux sont aussi les bornes du souvenir qui jalonnent et rythment nos vies.
C’était les disques de ma mère, des 78 tours en bakélite, qui enivraient en boucle ses soirées mondaines à Saigon : l’hystérique point d’orgue de Luis Mariano, la voix langoureuse de Zhou Xuan d’un Shanghai bourgeois et déluré de l’avant Mao Zedong, l’intemporelle chaleur « the Girl from Ipanema » d’Antonio Carlos Joabim et les chansons de Trịnh Công Sơn, ce Bob Dylan de l’âme vietnamienne qui rêvait de paix et d’amour.

Tu sais, je troquerais bien toutes les boulangeries de Paris pour un bol de Phở au marché de Bến Thành.
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