de Tâm à Huong : Saigon, le 4 juin 1962

Ma fille,

Il y a des jours où la détresse m’envahit, je baisse les bras, j’ai la tête qui tourne et l’estomac noué. La pluie de mousson ne cesse de tomber. Vois-tu, je puise ma force dans la candeur de mes petits-enfants, sans quoi je ne tiendrai pas debout longtemps. Ils sont ma dernière ligne de défense, la raison ultime et absolue de mon combat. Je ne suis plus qu’une pasionaria désabusée, un chef de famille malgré moi, une femme d’affaires qui touille ses commerces sans grande conviction. A moi toute seule, je suis la mère souffrance de tout le Vietnam, je porte un siècle de déchirure qui n’en finit pas. Ton grand-père était revenu de Verdun, hébété, emmuré dans son silence. A son retour, il se laissait martyriser par toutes les femmes de la famille, sans rien dire. Ma petite sœur Thu Van, avec qui j’ai peu vécu, avait fait bagne sur bagne sous les Français, violée par les soldats japonais, puis maintenant elle fait la mule humaine quelque part, dans la Cordillère des Annam, sur la piste de Ho Chi Minh, pour l’armée communiste. Son visage apparaît souvent dans mes nuits. Et Quang, mon bel amant, mon premier amour, il a crié le nom de mon frère Biên tombé à Diên Bien Phu et il est mort dans mes bras.

Et toi, petite sotte, tu es en France, loin de moi depuis douze ans, pour avoir fricoté jadis avec le Vietminh, j’ai déchiqueté ton père de mes griffes pour t’avoir séparée de moi. Je me console avec Thien Nga, ma nièce adorée que je protège, une poupée qui sombre dans la mélancolie. Je comprends son amour pour Dao, ce vaurien qui est resté au Nord. Ton père ne m’est plus d’un grand secours, il est devenu mystique, il va à la pagode matin et soir. Tes frères, Dô, Kim, Minh, Long, Quôc, Trung et Hai sont au front, ils vont à la guerre comme ils jouent au ballon. Les aiguilles de ma vie s’arrêtent à chacun de leur départ. Je ne dors plus, je suis un fantôme aux cheveux blancs, je suis bouffie par la peur qui me tord. Qu’avons-nous fait pour subir une telle dette karmique ? Je ne veux plus porter ce fardeau du destin. La douleur est insupportable, elle m’écrase. Le temps se dilate et se comprime pour devenir une image plate dans mes rêves, mille destins en une seule personne qui s’étoilent en mille visages, une myriade de malheurs dans un seul éclat de lumière. J’ai besoin de t’écrire. L’écriture est un dialogue avec soi, elle ordonne nos émotions, elle sublime notre souffrance, elle libère nos pensées, elle nous rend raison et elle assagit l’âme. J’oscille entre abattement et révolte. 
Et je n’ai pas dit mon dernier mot.
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